Le Point / Gabrielle SIRY : « Évitons le piège d’une relance productiviste aveugle »

Spécialiste de la finance verte au sein d'une institution publique de politique économique, Gabrielle Siry est l'un des nouveaux visages d'un Parti socialiste en reconstruction. La fondatrice du groupe de réflexion Dépolluons la finance fait partie de cette génération montante de la politique française encore méconnue du grand public. Qui de mieux pour parler de « la France d'après » ?

 

Le Point : Le débat s'ouvre aujourd'hui autour de la question du « tracking » pour aider à suivre et donc lutter contre le virus. Est-ce une bonne chose ?

 

Gabrielle Siry : Le tracking, comme toute forme de collecte de données personnelles, présente un risque d'abus. Le débat ne date pas d'aujourd'hui et de cette crise : il y a quelques mois déjà, nous dénoncions les velléités d'introduire la reconnaissance faciale en France. Tout cela est très dangereux pour les libertés publiques. Nous n'avons pas besoin d'une solution liberticide. Mais, avant même de mentionner le tracking, il y a d'autres mesures plus urgentes. À commencer par la généralisation des tests et du port du masque.

En Corée du Sud, qui n'est pas une affreuse dictature, le tracking a prouvé son efficacité !

Mais l'efficacité en Corée du Sud vient de la généralisation extrêmement rapide des tests. À partir du moment où l'on n'arrive plus à identifier les malades, comme c'est le cas en France, le tracking n'a que peu d'intérêt. Aujourd'hui, une grosse partie des gens qui sont malades ne le savent même pas et sont simplement chez eux. L'Académie nationale de médecine préconise aujourd'hui le port du masque généralisé et les tests, pas le tracking.

Ne faut-il pas, au regard d'une telle urgence sanitaire, accepter de mettre en place des mesures exceptionnelles et temporaires, anormales voire antidémocratiques, pour mieux se sortir de la situation ?

Il faut faire attention à ne pas aller trop loin dans les atteintes aux libertés publiques. Ces atteintes doivent être nécessaires et proportionnées pour être conformes à notre droit. C'est le cas des mesures de confinement. En revanche, l'allongement de la durée de détention provisoire (avant toute condamnation, donc de personnes présumées innocentes) sans intervention d'un juge pose par exemple question. La population fait preuve de beaucoup de résilience et de patience. C'est une épreuve sociale et psychologique suffisamment difficile pour beaucoup de Français pour ne pas verser, en outre, dans un État policier à la « préfet Lallement ».

Qu'est-ce que la France va apprendre de cette épreuve de confinement ?

Il y a cette phrase de la sociologue israélienne Eva Illouz qu'il faut retenir : « Les crises n'ont pas leur pareil pour exposer à l'œil nu les structures sociales tacites. » C'est exactement ce qu'il se passe en France : la crise agit comme un formidable révélateur des inégalités sociales que l'on occulte depuis de trop nombreuses années. Et les inégalités tuent, comme le Covid-19. Prenez l'exemple de la surmortalité due au virus en Seine-Saint-Denis, c'est surtout le fait d'une difficulté de l'accès aux soins et d'une concentration de population dont les métiers sont les plus exposés : caissières, infirmières, livreurs, ambulanciers, etc.

Il en va également des inégalités entre les femmes et les hommes puisque les premières sont majoritaires dans beaucoup de corps de métiers directement exposés : infirmières, aides-soignants dans les Ehpad ou encore caissières… On compte près de 90 % de femmes dans ces trois catégories professionnelles. On remarque aussi, de manière prévisible, une hausse dramatique d'un tiers des violences conjugales depuis le début du confinement. Enfin, les difficultés des doubles journées sont accentuées, en particulier pour les familles monoparentales quand les crèches et les écoles sont fermées. Cette crise expose au grand jour et amplifie les précarités existantes : pensons aussi bien sûr aux SDF et personnes isolées, ainsi qu'aux personnes handicapées qui ne peuvent plus recevoir de soins à domicile.

Comment imaginez-vous « la France d'après » ?

Les tensions sociales étaient déjà importantes avant la crise et, aujourd'hui, elles sont exacerbées. Outre les mesures nécessaires de chômage partiel, il faudra sans aucun doute prolonger plus longtemps les droits aux allocations chômage et insister sur le soutien à l'emploi et les aides au logement. La crise met aussi en lumière la déconnexion entre la hiérarchie des revenus et l'utilité sociale. La revalorisation de leur salaire est donc une mesure à prendre rapidement, car le pays tourne grâce à eux aujourd'hui. Concernant les violences conjugales, les associations réclament un milliard d'euros : effectivement, on ne viendra pas à bout de ce fléau sans moyens financiers à la hauteur, pour développer l'hébergement d'urgence, pour former les policiers… La France pourrait aussi s'inspirer de l'Espagne qui a mis en place des tribunaux spécialisés. Cela permet aujourd'hui d'assurer une meilleure continuité du traitement de ces plaintes et d'y répondre plus rapidement.

Que faire d'autre ?

La France d'après, on la prépare aussi maintenant sur les territoires : ce sont ces maires et présidents de départements qui n'oublient pas les personnes isolées pendant la crise. L'association droit d'urgence vient de lancer, en lien avec les mairies des 18e et 20e arrondissements parisiens, la plateforme droitdirect.fr pour venir en aide aux victimes de violences conjugales. À Paris, la ville a ouvert des gymnases pour les sans-abri et distribue quotidiennement des repas. Des régions mettent en place des plateformes reliant consommateurs et producteurs locaux. Ces solutions de solidarité, ces « circuits courts d'action politique » pourront être renforcés à la sortie de la crise pour contribuer à faire face à la crise économique et sociale majeure qui arrive. Nous devrons sans doute aussi, comme l'Espagne, nous poser la question de la mise en place d'un revenu de base tel qu'il avait été proposé par des départements socialistes il y a plusieurs mois pour soutenir les ressources des familles et contribuer à relancer l'économie.

On a pu observer aussi, ne serait-ce qu'au travers de l'histoire des masques, que l'État stratège n'a pas su l'être justement. Faut-il en revoir les fondements ?

Après le mythe de la mondialisation heureuse, il faut passer à l'ère de la localisation heureuse, qui passera par une régionalisation des chaînes de valeur. La puissance publique régulatrice et actionnaire doit notamment avoir un rôle central pour assurer la souveraineté sanitaire et économique, en organisant le retour d'industries stratégiques sur notre sol, qui aura des retombées positives en termes d'emplois. On vient de faire l'expérience amère et absurde de dépendre de la Chine ou de l'Inde pour des biens aussi nécessaires et essentiels que des médicaments et la fabrication de masques et de blouses pour les soignants. Ce n'est pas la première fois qu'une situation de ce genre arrive en France.

Au moment de la crise de Fukushima, l'usine PSA à Rennes avait été placée en chômage technique, car il n'était plus possible d'importer des pièces détachées de l'usine Hitachi au Japon. Dans le contexte que nous vivons, il est indispensable de remettre en cause les dogmes du libre-échange. L'an dernier, j'avais proposé de passer d'une logique de traités de libre-échange à des partenariats de développement durable qui poseraient le primat du respect de nos engagements internationaux en matière climatique et sociale.

Cette crise est-elle une mise en garde sur notre capacité à gérer celles à venir avec le réchauffement climatique ?

Évitons le piège d'une relance productiviste aveugle qui se contenterait de restaurer l'ordre ancien, dans son confort pour les dirigeants et son conformisme agréable à leurs soutiens intellectuels. C'est ce système-là qui est en cause avec la crise actuelle. Le changement climatique sera la source d'autres crises à l'avenir, y compris sanitaires. Des agents pathogènes, de nouveaux virus auxquels nous n'étions pas exposés pourront être libérés par le dégel du permafrost.

En tant que spécialiste de régulation financière, je travaille sur les informations qui devront être publiées par les institutions financières concernant l'impact néfaste sur l'environnement de leurs investissements. C'est un prérequis pour organiser la transition vers une économie bas-carbone. La France et l'Europe d'après devront s'atteler à la baisse drastique des financements aux énergies fossiles. Le rôle des grandes multinationales n'est pas de s'occuper d'intérêt général, celui-ci ne peut être assuré que par la puissance publique, qui doit assumer son rôle régulateur.

Vous parlez de régulation et de souverainisme. Ce sont de vieilles recettes, elles aussi…

Je veux bien parler de souverainetés européenne et nationale, mais le terme de souverainisme est connoté péjorativement. Le mot-clé, c'est la régulation : dire que c'est une vieille recette est réducteur. Il y a un balancier au cours de l'Histoire entre deux logiciels. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, sous l'influence du programme du Conseil national de la résistance, une des priorités de la sortie de crise a été de miser au maximum sur la santé avec la construction d'un système public de sécurité sociale protecteur ; l'État a également nationalisé de nombreuses entreprises pour avoir les moyens de sa politique économique.

La « vieille recette » a permis, aussi, d'avoir encore aujourd'hui un taux de pauvreté parmi les plus bas de l'Union européenne. Aux États-Unis dans les années 30, il y a un énorme plan de relance qui assumait totalement le rôle de la puissance publique. Dans les années 80, le néolibéralisme gagne du terrain et ses logiques ont depuis été appliquées non seulement aux entreprises, mais aussi au service public : gestion en flux tendu, optimisation des coûts, etc. Cette logique nous coûte cher aujourd'hui, elle coûte des vies. Mettre en place une organisation économique qui permette de garantir la protection de la population n'a évidemment rien à voir avec la vieille lune défendue par le Front national, qui ramène toujours tout à l'immigration. La démondialisation, en revanche, a déjà été portée à gauche, notamment par Arnaud Montebourg.

Aurélien Pradié, jeune responsable Les Républicains, a remis en cause la mondialisation telle qu'elle est aujourd'hui. Est-ce que c'est un point commun à la nouvelle génération politique ?

Après cette crise sanitaire, il sera difficile d'estimer, à droite comme à gauche, que les problèmes provoqués par la mondialisation néolibérale ne devront pas être mis sur la table. Celle-ci était déjà fortement battue en brèche par la croissance des inégalités dans les pays développés, et les émissions colossales de gaz à effet de serre. Dans les nouvelles générations politiques qui ont un peu moins été biberonnées à la dictature de la pensée unique (le fameux « TINA », There is not alternative attribué à Margaret Thatcher), il est peut-être plus facile de remettre en cause ces dogmes.

C'est-à-dire ?

Au lendemain de la crise, il y aura – j'en suis sûre – une forme d'unanimisme sur la question de la mondialisation et le besoin d'un retour des industries stratégiques, qu'il s'agisse de la fabrication des principes actifs de médicaments, des masques et autres outils essentiels aux soignants. Mais je me méfie du moyen terme et j'observe que les « nouveaux chiens de garde » – on peut citer Mme Verdier-Molinié – n'ont pas attendu la fin de la crise pour monter au créneau et louer l'utilité du service public tout en prônant la baisse drastique et systématique de la dépense publique mais aussi la réduction de l'imposition sur les plus aisés et les multinationales. C'est tout simplement incompatible. Comment trouver l'argent pour financer les transformations industrielles et le soutien à notre système de santé sans imposer un minimum les multinationales à la hauteur des profits qu'elles réalisent ?

L'Europe a montré aussi ses manquements, notamment du point de vue de la solidarité entre les États membres. Qu'est-ce que cela vous inspire ?

J'observe, là aussi, un bal des hypocrites parmi de prétendues fourmis des pays du nord de l'Union européenne – Allemagne et Pays-Bas en tête – qui ne veulent pas payer pour de prétendues cigales du sud, notamment l'Italie et l'Espagne qui sont extrêmement touchées par la pandémie. C'est la double peine pour ces deux pays. D'une part, ils ont des systèmes de soins qui ont été très abîmés par les plans d'austérité de ces dernières années, imposés par les États membres au lendemain de la crise de 2012. D'autre part, l'Italie et l'Espagne sont probablement les États les plus touchés par le coronavirus précisément parce qu'ils sont spécialisés dans le tourisme, l'hôtellerie et la restauration.

Cette spécialisation économique qui les expose est une conséquence directe des politiques européennes. L'économiste Paul Krugman le disait déjà dans les années 90 : la constitution d'une zone économique et monétaire accentue la tendance des pays à se spécialiser. Le cœur de l'Europe continue de se concentrer sur une industrie à haute valeur ajoutée et les pays du sud dans les services qui sont moins rémunérateurs. Les États membres de l'UE ont une responsabilité majeure dans la situation où se retrouvent aujourd'hui les Italiens et les Espagnols. Si le Portugal et la Grèce ont pris des mesures de confinement très tôt, c'est justement parce qu'ils anticipaient les grandes carences de leur système de soin pour absorber un afflux massif de patients.

Quelle Europe alors pour demain ?

Une Europe qui organise la transition écologique et contribue substantiellement aux 200 milliards qui nous manquent au niveau européen pour atteindre nos objectifs climatiques. Au-delà, la solidarité européenne, notamment via de véritables outils budgétaires, est nécessaire si l'on veut éviter un éclatement de la zone euro. C'est aussi un devoir moral pour les raisons que je viens d'évoquer. L'idée de « corona bonds », une émission de dette au niveau européen garantie par tous les États de la zone euro, apparaît comme une solution, mais encore une fois l'Allemagne et les Pays-Bas disent non.

À chaque crise, nous avons les mêmes débats : en 2012, la question des « euro bonds » a fait face aux mêmes obstacles. Sauf qu'aujourd'hui, et cela a été très bien expliqué par Antonio Costa (le Premier ministre socialiste du Portugal, NDLR), la prochaine crise pourrait bien être la dernière. Il y aura donc un arbitrage à faire entre pérennité de la zone euro dont profitent allègrement l'Allemagne et les Pays-Bas pour leurs exportations et les égoïsmes nationaux. Cette position ne fait d'ailleurs pas l'unanimité ni aux Pays-Bas, où des fissures se font jour au sein de la coalition gouvernementale, ni surtout en Allemagne, où le débat a évolué sur la question. Sans même parler de solidarité ou de bons sentiments, beaucoup ont bien compris que c'était une question d'intérêt économique.

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